Au service de FRONTEX

Nouvelle en 1000 mots : Maxime Castin et son dragon Aquila sont plongés dans une mission périlleuse, partagés entre le devoir et l'angoisse face à choix moral déchirant.

Au service de FRONTEX
"Panzer Dragon" par l'artiste Dofresh https://www.artstation.com/artwork/QbYRd

Cent klicks au sud-est de la Sardaigne, un dragon de cinquante mètres aux écailles bronze fend les cieux. Dans le cockpit d’avion de chasse harnaché sur son dos, j’oscille au rythme de ses puissants battements d’ailes, un sourire béat aux lèvres. Les vibrations, la vitesse, la mer turquoise à perte de vue… C’est grisant.

Ma fille, Artémise, née il y a huit mois, a hérité du Lien. À onze ans, tout comme moi, elle sera une des rares qui pourra lier sa vie à celle d’un jeune dragon. J’ai hâte de partager cela avec elle.

Je suis le sous-lieutenant Maxime Castin, mon dragon se nomme Aquila. Nous avons rejoint l'armée ensemble il y a un an. Depuis la fin de nos classes, nous sommes stationnés à la base aérienne draconique d’Istres. Détachés au service de FRONTEX, nous patrouillons quotidiennement entre les Baléares et la Sardaigne. Je déteste ce travail. Mais il n’y a que l’armée pour fournir suffisamment de tickets de rationnement pour ma famille et surtout pour Aquila. La famine frappe partout depuis que la production alimentaire s’est effondrée à cause du réchauffement climatique.

Aquila renâcle et je sors de mes rêveries. De sa tête écailleuse, il désigne des formes noires à l’horizon. Sur ma visière s’affiche en surimpression une image grossie de la zone. Merde.

Jusqu’à aujourd’hui, nous n’avions rencontré que quelques esquifs qui avaient détalé à la vue d’Aquila. Ce que je vois là me laisse bouche bée. Chalutiers rouillés, canots, vieux ferrys, yachts en ruine… Une flotte hétéroclite de bâtiments de toutes tailles reconvertis en voilier, fin du pétrole oblige, et qui avance en un vaste banc chaotique.

Mon pouls s’accélère. Je compte les bâtiments… Je perds le fil, il y en a trop. J’active la radio ondes courtes.
— Delta 4 à base, j’ai… Plus d’une centaine de bâtiments en approche. Demande instructions.
Friture sur la ligne. Fait chier. L’ordinateur de bord cherche la fréquence d’une tour relai. Les derniers satellites sont retombés sur Terre il y a quelques années et même les pays riches n’ont plus les ressources pour les remplacer. Lorsque j’avais huit ans, je me souviens avoir été émerveillé par la traînée de feu laissée par l’un d’entre eux en rentrant dans l’atmosphère.

Une voix métallique finit par répondre :
— Base à Delta 4, bien reçu. Effectuez manœuvres dissuasives. TB7 en chemin. ETA quinze minutes.
J’accuse réception. Une goutte de sueur perle sur mon front. Si je n’arrive pas à leur faire faire demi-tour… Je n’ose même pas y penser.

Aquila pique sur la flotte. Je scrute les ponts des navires à la recherche de menace : fusils anti-matériel, lance-roquettes ou mêmes balistes rudimentaires. Pas de danger visible. Je commande à Aquila de cracher son feu à une encablure des navires de tête. De sa gueule fumante jaillit une gerbe de feu liquide qui vient embraser la mer.
— Faites demi-tour...
Mais la manœuvre est vaine. Au troisième passage, l’armada avance toujours.
— Delta 4 à base, coups de semonce sans effet.
La réponse cingle quelques secondes plus tard :
— TB7 en approche. Couvrez-les jusqu’à leur retour à la base.
J’ai des sueurs froides. J’augmente le flux d’air venant de l’extérieur. Je respire à pleins poumons l’air iodé mêlé à la subtile odeur de fauve et de soufre d’Aquila.

Des moteurs à hélice résonnent dans le ciel. Aquila s'agite. Je les repère au nord-est : dix Bayraktar TB7 approchent en formation en V, comme une volée d’oiseaux migrateurs. Ou plutôt comme des anges de la mort aux ailes hérissées de missiles air-sol à sous-munitions incendiaires. Ces drones tueurs autonomes, affranchis de la moralité humaine, s’apprêtent à massacrer des personnes dont le seul crime est de fuir une terre où la chaleur et l’humidité peuvent vous tuer en quelques heures.

La radio émet un sifflement strident. Je serre les dents et me dépêche de l’éteindre. Quelqu’un vient d’activer un brouilleur. J’ai perdu le contact avec la base.

Aquila rugit. Je reporte immédiatement mon attention sur la flotte. Sur le pont déserté d’un navire, deux personnes arment un Stinger et le pointent vers le ciel.

Les automatismes acquis à l’entraînement s’enclenchent. Nous plongeons sur la menace. Aquila crache son feu ravageur. Le pont du navire s’embrase. Deux torches humaines se jettent dans la mer. Une explosion assourdissante nous secoue.

Le missile a eu le temps de partir. Mais le blindage réactif explosif que porte Aquila s’est déclenché. Cette armure, composée de plaques d’aciers de cinquante centimètres sur trente et recouvrant une bonne partie de son corps, a joué son rôle. Le projectile a explosé prématurément sans pénétrer le cuir d’Aquila. Il est éraflé, mais rien qui ne nuise à ses capacités opérationnelles.

J’ai un haut-le-cœur. Nous venons de tuer deux êtres vivants, juste comme ça. Sur l’instant, j’avais imaginé qu’Aquila était la cible, mais le missile était destiné aux drones et nous nous étions précipités sur sa trajectoire. Deux vies pour sauver un drone ?

J’ai besoin d’altitude. Aquila remonte. Et c’est là que je les vois : sur le pont d’un navire, une jeune femme tenant dans ses bras un bébé, un bébé pas beaucoup plus âgé que ma fille. Ma visière zoom automatiquement et je le vois regarder dans ma direction avec de grands yeux ronds.

Les drones sont presque à portée. Je ne veux pas laisser faire ça. Mais c’est ma mission. Les vies de ma fille, de ma femme et d’Aquila sont aussi en jeu.

L’idée surgit dans mon esprit. Avec le brouillage, les TB7 aussi sont coupés de la base. Le feu d’Aquila est assez chaud pour fondre complètement leurs boîtes noires. Et je trouverai bien un prétexte pour mes supérieurs… Oui, c’est possible.

Alors que je m’apprête à désigner ses nouvelles cibles à Aquila, un craquement sinistre retentit. Le bateau en feu vient de se briser en deux et s'abîme en quelques secondes. L’instant d’après, ma visière m’indique que la liaison avec le commandement est rétablie. Le brouilleur était dans ce navire.

Trop tard. Trop risqué. Je ferme les yeux quand les TB7 commencent à tirer.

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