Enfant de la Justice

Nouvelle de 2000 mots écrite en 2011 : dans un Néo‑Paris dystopique, une justice privatisée réduit des enfants à l'état de tueurs à gages, sacrifiant leur innocence pour servir les multinationales.

Enfant de la Justice

Néo-Paris... On pouvait rêver d'un bien meilleur endroit où vivre. Les choses avaient commencé à dégénérer dans les années 10, quand le gouvernement avait capitulé face aux multinationales qui voulaient contrôler le pays. Les choses s'étaient très vite dégradées. L’action restreinte des autorités avait conduit à une explosion du taux de criminalité. Les riches s'étaient alors cantonnés dans des résidences privées, fortifiées et gardées jour et nuit. Les autres vivaient dans une ville polluée, un ghetto dangereux et délabré. On aurait pu croire que la technologie changerait le monde en mieux, mais en vérité elle n'a fait que rendre les riches plus riches encore...
Il n’a pas fallu longtemps pour que la justice, comme tout le reste, soit privatisée. Les puissants y ont vu une occasion de se faire encore plus d’argent, un nouveau domaine venait de s’ouvrir aux corporations. Des firmes se sont créées, appliquant la loi comme elles l’entendaient, et rendant justice à ceux qui pouvaient s’offrir leur service. Au début elles embauchèrent des mercenaires, des anciens militaires, des vrais guerriers. Mais ce genre d'employés coûte cher, et les marges étaient trop faibles pour les actionnaires de la justice. Alors ils ont trouvé une alternative.
Ils sont venus nous chercher, moi et des centaines d'autres enfants. Ils nous ont acheté à nos parents, fauchés, contre une liasse d’euros-franc. Ils nous ont formés, conditionnés, appris à nous battre et à obéir. Ils nous ont dit que nous représentions le bras de la justice, que nous existions pour faire appliquer la loi. Mais nous ne sommes en réalité que des tueurs à gage, les chasseurs de primes d’une nouvelle ère. Nous sommes le produit de notre firme, nous lui appartenons. C’est l'esclavage moderne, même si eux parlent de contrôle de la ressource humaine.
Nous tuons, au nom de la justice, pour ceux qui donnent assez d’argent à l’entreprise. On pourrait croire que c’est un travail inaccessible pour des gamins. Mais en réalité ce n'est pas si difficile. On ne traque pas vraiment les criminels dangereux, les tueurs en séries et les psychopathes. On chasse des personnes qui seraient ordinaire s’ils n’avaient pas dérapé un jour. Des milliers d'enfants vivent dans les rue de Néo-Paris. On passe facilement inaperçu, on joue les mendiants pour nous approcher de nos cibles. Personne ne nous soupçonne. Nous les enfants de la justice... Nous sommes tout juste une rumeur, une légende urbaine pour le commun des mortels. Les gens ne veulent pas savoir comment la justice est appliquée. Il n’y a que deux choses qui comptent, le résultat, et le prix qu’il coûte.

J'ai douze ans, j'ai déjà tué, et je tuerai encore, aujourd'hui peut-être. Mon numéro de série est 481516, j'appartiens à la firme Swift&Fair Justice. Je suis bourreau, ma mission est de traquer les criminels, de leur annoncer promptement leur verdict, et de les exécuter, à l’abri des regards.

Il est encore tôt, l’air est frais et un épais brouillard plane sur ce quai de gare situé dans le secteur 14 de Néo-Paris. Une heure idéale pour agir, très peu de témoins potentiels, les esprits ne sont pas alertes, ils dorment encore. Ici un train passe tous les trois quarts d'heures, la ligne dessert les secteurs 11 à 15. Mais cette station à un intérêt particulier, elle se situe entre deux arrêts de résidence privée. C'est un moyen simple de s'approcher d'une cible de classe riche inférieur, un riche, mais pas assez pour se passer des transports en communs.
Je ne suis pas seul aujourd'hui, il y a un bleu avec moi. Il a tout juste 10 ans, et c'est ça première fois. Il est nerveux, il suinte la peur. Il est captivé par l’un des écrans publicitaires qui surplombent le quai. Une pub de notre firme y est diffusée en boucle : « Une justice prompt et rapide à un prix abordable ! Profitez de notre nouvelle gamme low cost ! Echelonnez vos payements sans frais supplémentaires ! Choisissez Swift&Fair Justice ! »
Il a été endoctriné, on lui a dit qu'il allait faire le bien, rendre la justice. Mais comprend-il seulement ce qu'est le bien ? Il a été pris à ses parents avant qu’il n’ait eu une éducation morale. Il croit que c'est l'expérience qui nous rend, nous les aînés, aussi serein, mais il se trompe. Il est bercé d'illusions, il croit encore tout ce qu’on lui dit, il croit qu'il a une chance de vivre sa vie.
« J'en peux plus d'attendre, il arrive quand ce train merde ! »
Il est impatient, c'est compréhensible, le calme avant la tempête, il saura l’apprécier un jour. Mais il ne doit pas commencer à poser des questions, ça peut poser problème.
« Et pourquoi on doit tuer ce gars hein ? Ils nous ont même pas dit pourquoi ! »
Voilà exactement le genre de question qu’il ne faut pas poser. On ne les avait pas formés dans ce sens. Il devait obéir aux ordres, poser des questions c’est déjà commencer à désobéir.
« Je t'en pose des questions ? On a un job petit, le pourquoi on s'en tape. Si tu ne veux pas te faire griller, reste concentré. »
Un jour, s’il voulait vraiment en savoir plus, il apprendrait à trouver lui mêmes les informations, à faire des recherches sur la cible, et à planifier son action... S’il survivait jusque-là. Il n'était pas dans la branche du métier la plus facile. Les enfants avaient souvent le travail le plus sale. Les opérations de recouvrement et de capture exigeaient le physique d’adultes entraînés. Les enfants s'occupaient uniquement des exécutions. C'est techniquement plus facile d'appuyer sur la détente que d'assommer ou menotter un mec qui fait le double de notre taille.
Je me souviens de quand ils sont venus me chercher. C’était en juillet 2019, je n'avais que 6 ans à l’époque. Mes parents étaient très pauvres, ils m'avaient vendu à la firme en croyant m'assurer un avenir décent. Enfin c'est ce qu'ils se disaient pour apaiser leur conscience. Ce jour-là il faisait très chaud, je regardais la télé dans le salon. Il y avait une émission sur le 50ième anniversaire de la conquête de la lune. Il passait la scène reconstituée du premier pas de l'homme sur la lune. Ça m'avait beaucoup plu, je me disais que plus tard je serai astronaute, et que peut être je serai le premier à marcher sur Mars. La phrase de Neil était belle, même si je ne la comprenais pas vraiment. Puis il y avait eu les pleurs, je ne savais pas ce qui se passait. Ma mère était déchirée, mon père, la serrant dans ses bras, me regardait d'un air triste. Deux hommes en costumes m'avaient alors emmené loin de ma famille, à jamais. L'essor technologique du 20ième siècle avait vraiment changé la donne, un petit pas pour l'homme, un grand bond dans les emmerdes.
« — Un pédophile...
— Hein ?
— Le mec qu'on doit éliminer, il a violé et tué une gamine. Maintenant concentres toi.»
Il ne fallait pas qu'il hésite le moment venu, toutes les missions devaient aboutir. La famille de la fille s'était endettée pour des années dans l'espoir que justice soit rendue. J'avais appris à toujours prendre du recul sur mes missions, à éviter de m’impliquer émotionnellement. Mais je dois bien avouer que liquider ce genre de gars apaisait ma conscience.
La justice privatisée... Le système devait marcher selon la loi établie, on ne pouvait mettre un contrat sur quelqu'un que si l’on avait des preuves de son crime. Mais en vérité, seuls les pauvres donnaient tout ce qu'ils avaient pour que la vraie loi soit appliquée. Les riches payaient pour éliminer ceux qui les gênaient, sans preuves, sans se salir les mains, légalement.
Je me souviens de ma première fois. Un scientifique, père de famille, qui avait publié sur le réseau mondial la formule d'un vaccin contre la grippe D qui faisait alors des centaines de morts chaque jour. La corporation pharmaceutique qui l'employait devait vendre ce vaccin une fortune. Perdre autant d’argent, ça ne leur a vraiment pas plu. Alors ils ont payé Swift&Fair Justice pour l'éliminer.
Une première mission facile. Il ne s'attendait pas à ce qu'un enfant vienne sonner à sa porte pour le liquider. Je me souviens de la stupeur dans ses yeux lorsque j'avais braqué mon arme sur lui. Je me souviens de l'incompréhension, quand son corps s'était écroulé sans vie, une balle entre les yeux. Un enfant c'est petit, ça peut sembler mignon, ça peut apitoyer, mais à Néo-Paris, si tu as des ennemis, il y a de grandes chances que ça veuille te tuer. Heureusement peu de personnes savent la vérité sur nous. Si les clients des firmes de justices savaient que c'étaient des enfants qui devaient faire le sale boulot, ils renonceraient bien vite à leur vengeance. Si les criminels savaient qu'ils étaient traqués par des enfants, ils tireraient à vue, ce serait un carnage dans les rues.
« Le train arrive ! »
La mission allait commencer, ce serait rapide, mais ça marquerait à jamais l’âme de ce gamin.
« Prépares toi, enlève la sécurité, on fait ça vite et bien, et on se casse. »
Le train entra en gare, ses freins s'actionnèrent dans un cri strident qui déchira l’atmosphère. Les wagons ralentirent, puis s'immobilisèrent à hauteur du quai. Les portes pneumatiques s'ouvrirent lentement pour laisser sortir quelques voyageurs. Il était là. Il semblait ordinaire, avec son costume bon marché et son air hagard. Qui aurait cru qu'un homme de ce genre pouvait commettre un tel crime. Il n’avait aucune idée de ce qui l’attendait. Il était seul dans le wagon, l'affaire serait vite réglée… Aurait pu être vite réglée.
« Attend petit, mon portable vibre. »
Ça ne pouvait signifier qu'une chose, seule la firme avait ce numéro. Je décrochais. La voix sèche et froide du chef annonça : Contrat annulée. Extraction immédiate. Retour aux baraquements et Débriefing.
« On se casse, le contrat est annulé.
— Mais il est juste là ! Putain on peut l'avoir facile !
— Discutes pas. »
Je ne pouvais pas lui en vouloir. Il voulait faire ses preuves. Un violeur, un assassin, une première cible de choix. Mais les ordres sont les ordres. Aucune initiative, sinon c'est à notre tour d’être la cible. Les portes se refermèrent, les wagons s’ébranlèrent, le train repartit, lentement, sans nous. La cible ne nous avait pas remarqué, personne ne nous remarquais jamais.
J'ai appris plus tard que la boite qui l'employait avait eu vent du contrat sur sa tête. Il devait avoir un rôle important puisque l'entreprise avait décidé de surenchérir pour annuler le contrat. La justice privatisée... La justice des enchères. Tu payes pour condamner quelqu’un, tu payes pour être à l’abri de la loi. L’accusé a toujours le droit de se défendre, c’est la loi. Et dans ce monde, il suffit de passer à la caisse pour s’en tirer. La famille de la jeune fille morte ne pouvait pas rivaliser face aux moyens financiers d'une multinationale. Le mec s'en était tiré, la justice de l'argent avait parlé.
J'aime croire que les choses changeront un jour. Mais je sais que je ne serai plus là pour les voir. Je suis un outil au service de la firme. Un jour je me ferai tuer en mission ou je deviendrai inapte au combat. Je rêve de pouvoir m'enfuir, loin de cette ville, de ce pays privatisé. Mais c’est partout pareil. Et la firme ne le permettrait pas. Nous, les enfants de la justice, représentons un investissement conséquent, alors ils ont fait en sorte d’avoir des garanties. Les progrès de la science leur ont permis d'implanter des dispositifs de localisation et d'autodestruction directement dans nos boites crânienne. Si on dérape, que l'on se compromet ou que l’on fait mine de s’enfuir, le dispositif relâche une dose mortelle de poison directement dans notre cerveau.
La technologie, la mondialisation, la privatisation, un bond de géant dans les emmerdes… Néo-Paris, 2025, bienvenue dans le futur.

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