La Loi de la Fée Bleue

Conte satirique de 1700 mots dans l'univers narratif de Pinocchio : Sur l’Île des Abeilles Industrieuses, l'impitoyable Fée Bleue impose une productivité draconienne jusqu'à ce que Mangefeu, passionné de théâtre, ose la défier.

La Loi de la Fée Bleue

Lorsque ce fut au tour de Geppetto de raconter une histoire, l’auditoire se fixa sur ses lèvres. Il cracha la gomme qu’il mastiquait, s’éclaircit grossièrement la gorge et commença :

« Mangefeu était un géant à la barbe noire. Scribe sur l’Île des Abeilles Industrieuses, il travaillait pour l’étonnante, l’inoubliable, la pétillante Fée Bleue… »
— J’ai une question, le coupa Pinocchio.
Geppetto soupira. Pinocchio avait toujours une question.
— C’est la fée qui transforme les pantins en petit garçon ?
— Tu confonds avec la Fée Indigo, répondit calmement Geppetto.
Les sourcils de Pinocchio se levèrent, un O se dessina sur ses lèvres.
— Oh… Alors c’est l’autre ?
Geppetto acquiesça.
« La Fée Bleue régnait d'une poigne de fer dans un gant de velours et l’île prospérait et rayonnait à travers le monde. Sa loi était simple : chacun doit travailler sans relâche du lever au coucher du soleil. »
— Cette loi n’était pas du goût de tout le monde, ajouta Geppetto en jetant un regard à Pinocchio. On lui reprochait de ne laisser que peu de temps libre…
— C’est vrai quand même que ça fait pas beaucoup, surtout en été !

» Mangefeu avait un vice : il aimait le théâtre. Un jour vint où il dissimula un texte de pièce entre ses parchemins. Il le lisait avec avidité dès que personne ne le regardait. Puis bientôt, il se mit à écrire ses propres saynètes, au couvert de prendre des notes.
« Et il n’était pas le seul à se relâcher, oh non ! Un autre scribe avait pris la fâcheuse habitude de peindre des yeux ouverts sur ses paupières pour pouvoir faire la sieste sans être repéré ! Cette gangrène frappait toute la société. Ouvriers et artisans cachaient boissons, casse-croûtes et dés dans leurs chapeaux ou leurs brouettes.
« Il n’y avait plus eu de flagrant délit d’improductivité depuis des années. La dernière punition avait été dissuasive : la canaille avait passé quarante jours au pilori. Elle avait eu l’audace de prendre une pause toilette hors des horaires dédiés. »

— Mais c’est horrible ! cria Pinocchio.
— C’est dur, mais c’est la loi ! hurla Geppetto. Il n’avait qu’à aller aux toilettes quand son père le lui a proposé au lieu d’attendre le dernier moment !

» La productivité de l’île périclita. Les quotas n’étaient plus respectés. La nourriture n’était plus aussi abondante qu’avant. Un premier navire marchand quitta le port sans avoir ses cales pleines.
« La Fée Bleue réagit immédiatement. À la tête d’une patrouille de contremaîtres, elle arpenta les rues pour identifier le problème. Puis elle décréta que l’île nécessitait un renfort de main-d'œuvre de sa trempe, un renfort de main-d'œuvre magique. Du continent, elle fit venir une armada de pantins animés.
« Hélas, si l’on peut reprocher UNE CHOSE à la Fée Bleue, c’est d’avoir, dans sa trop grande bonne foi, sa trop grande bonté, cru à tort que ses pairs du Petit Peuple ne pouvaient que partager son amour du travail. »

Pinocchio éclata de rire.
– Évidemment, répliqua sèchement Geppetto, si elle t’avait connu, il en aurait été tout autrement !
Pinocchio lui tira la langue.

« C’est par hasard que la Fée Bleue tomba, dans les parchemins de Mangefeu, sur un texte de théâtre malencontreusement oublié là. Ce n’était pas légalement un flagrant délit d’improductivité. Mais c’était une faute assez grave pour le mettre au pilori une journée. C’était également un motif pour le reléguer à un poste de manutention exténuant qui lui apprendrait la vie. »
À ces mots, Geppetto appuya fortement son regard sur Pinocchio qui fit mine de ne rien avoir remarqué.

» Mais cet exemple ne suffit pas à restaurer la productivité de l’île. La paresse des pantins nouvellement installés ne faisait qu’attiser celle des insulaires et la Fée Bleue était imperméable à toute critique à leur adresse. La dirigeante éclairée prit donc la seule décision censée en ces circonstances : elle conditionna l’accès à la nourriture à l’atteinte des quotas.

« Cette stratégie aurait sans nul doute porté ses fruits sans l’intervention de Mangefeu. Avec ses compétences de scribe, il commença à falsifier les rapports quotidiens de productivité de son équipe de manutention. Il déserta son poste. Animé par l’idée abracadabrante que ses concitoyens avaient besoin de divertissement, il monta un théâtre itinérant. Mais Mangefeu n'aspirait qu'à écrire et produire, il avait donc besoin d’une troupe…
« Il rencontra discrètement les pantins et leur dit ceci : venez jouer dans mon théâtre. Vous serez nourri, logé, ce ne sera pas physique et vous ne travaillerez que trois heures par jour… »

— Tu crois qu’il recrute encore ?
Geppetto fit de son mieux pour ignorer Pinocchio.

» Ces pauvres âmes égarées et naïves acceptèrent. Pendant un temps, Mangefeu et sa troupe se produisirent chaque soir à salle comble. Il changeait chaque soir d’emplacement par peur d’être repéré. Incompréhensiblement, la productivité de l’Île SEMBLA remonter.

« La Fée Bleue crut naturellement que cela était dû à ses astucieuses mesures. Mais les insulaires arboraient d’inhabituels sourires qui n’avaient rien à faire sur le visage de travailleurs épanouis. Et la Fée Bleue n’était pas née de la dernière pluie. Pour faire la lumière sur cette affaire, elle instaura une saine politique de délation : quiconque dénoncerait une improductivité serait récompensé d’une pause de cinq minutes et d’une pomme. Puis elle grima ses contremaîtres en ouvriers pour qu’ils se mêlent à la plèbe et espionnent pour son compte. »

— Fasciste !
Geppetto tendit un index à Pinocchio qui lui intimait « ferme ton clapet, sinon gare à toi ! »

» L’île redevint un lieu agréable : les regards suspicieux avaient remplacé les sourires suffisants. Très vite la Fée Bleue apprit que les insulaires se réunissaient chaque soir pour un rituel mystérieux. S’ils étaient libres de leur temps de repos, le passer en dehors de leur lit indiquait néanmoins que ces individus avaient des journées moins chargées qu’elles n’auraient dû l’être. La Fée Bleue, mue par son brillant esprit d’analyse, en déduisit que les rapports de productivité devaient être inexacts. En les examinant, elle constata rapidement que la charge de travail prétendument abattue par Mangefeu était systématiquement falsifiée.
« Le soir venu, lors de sa représentation, Mangefeu reçut la visite surprise de la Fée Bleue et ses contremaîtres. Cette dernière, horrifiée de voir ses chers pantins se dépraver sur scène, fit conduire sans attendre le géant dans le plus sombre et nauséabond des cachots de l’île. Quant aux pantins de bois, la trop bonne Fée Bleue les considéra en victimes. Par compassion, elle leur offrit gîte et couvert pour le temps qu’il leur faudrait pour se remettre de ce traumatisme. »

— Ce genre de traumatisme, il faut bien une vie pour s’en remettre, ricana Pinocchio.

» La productivité replongea à un niveau sans précédent et la Fée Bleue en fut bien étonnée. Il lui fut rapporté que le moral des insulaires était au plus bas et que la grogne montait. Il y avait des menaces de grèves, une première sur l’île, si l’on ne remettait pas en place les spectacles du soir. La Fée Bleue trouva une solution des plus raisonnables au problème : ils voulaient du spectacle ? Ils auraient du spectacle ! Mangefeu serait écartelé en place publique le lendemain soir !
« Mais lui fut rapporté ensuite que les pantins de bois passaient leurs journées à lambiner dans les rues et à faire de mauvaises farces qui énervaient tout le monde… »

— Comportement qui devrait vous rappeler quelqu’un, dit Geppetto en regardant en coin Pinocchio.

» La généreuse Fée Bleue ne pouvait croire que ses petits protégés étaient source d’autant de problèmes. Pourtant, ce sont ces vauriens qui lui portèrent le coup de grâce.
« Un des leurs, désigné porte-parole à la courte paille, vint lui demander audience. Le pantin dans un long discours alambiqué lui expliqua que lui et les siens, maintenant qu’ils avaient goûté à cette vie de nanti, ne comptaient ni recommencer à travailler ni quitter l’île. Mais lui et les siens s’ennuyaient et ne savaient pas quoi faire de leur journée. Et que tout compte fait, ils avaient pris beaucoup de plaisir à faire du théâtre. Le pantin conclut donc le plus naturellement du monde qu’elle devait libérer Mangefeu.
« Abandonnée de tous, la malheureuse Fée Bleue s’isola dans son palais. Le lendemain soir, les contremaîtres n’osèrent procéder à l’exécution de Mangefeu sans la confirmation de leur maîtresse. Les insulaires cessèrent leurs activités dans l’attente de la décision de leur dirigeante.

« Pendant trois jours et trois nuits, l’on put entendre la Fée Bleue tour à tour sangloter son désespoir, hurler colère, frustration et menaces. Au matin du quatrième jour, elle se présenta à l’appel du matin, un sourire crispé et de grands cernes sous ses yeux. Résignée, elle fit libérer Mangefeu et le nomma responsable du nouveau théâtre officiel de l’île. Ses devoirs seraient les suivants : sortir les pantins de la rue, distraire les insulaires, distraire les voyageurs de passage pour contribuer au rayonnement de leur principauté. Puis elle se retira dans son palais et pour la première fois de sa vie, prit des vacances. »

Geppetto s'épousseta et conclut :
— Voilà, mon histoire est terminée…
— Quoi ? Mais c’est nul comme fin, l’interrompit Pinocchio. Il s’est passé quoi après ?
— Rien d’important !
— Et la morale de l’histoire, il faut une morale sinon c’est nul !
Comme le reste de l’assemblée était d’accord avec Pinocchio, Geppetto n’eut pas le choix.
— Si vous insistez…

« Les semaines qui suivirent, le moral des insulaires remonta. Sans qu’aucun lien de causalité puisse être prouvé, la productivité également, à un niveau jamais atteint auparavant. Il est possible que le théâtre de Mangefeu acquît une renommée à travers le monde et que ses pièces fussent jouées dans toutes les grandes villes du continent. La Fée Bleue dans son infinie sagesse sut tirer la leçon de cette amusante aventure et en conclut ceci : Les Arts sont bien utiles pour occuper les fainéants et les empêcher de nuire à la productivité générale. »

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