Un incipit qui percute : accrocher le lecteur dès la première phrase

Préambule
J'ai commencé il y a quelques jours la première réécriture de ma nouvelle en cours, et, dans ce contexte, j'ai prévu de consacrer beaucoup de temps et d'énergie à travailler l'incipit (les premières phrases de mon histoire). Mon objectif ? Accrocher le lecteur le plus tôt possible. C'est un sujet sur lequel beaucoup d'auteurs et d'éditeurs se sont penchés, et je vais tenter de synthétiser leurs conclusions, les outils et les techniques qu'ils ont identifié pour atteindre ce but.
Mais avant cela, question rhétorique : pourquoi est-ce important d’accrocher le lecteur le plus tôt possible ?
De l'importance d'accrocher le lecteur le plus tôt possible
Vous le savez peut-être, la concurrence est de plus en plus rude dans le milieu de la littérature. Rien à voir avec la situation du siècle dernier. L'offre n'a jamais été aussi fournie (et l'IA générative n'arrange rien). À moins d'écrire des histoires pour un genre de niche peu loti, il y a fort à parier que les potentiels lecteurs d'un auteur doivent choisir quoi lire parmi une profusion de textes. Et que fait un lecteur ou un spectateur lorsqu'il a à sa disposition une abondance de divertissements, mais une quantité de temps et d'attention très limitée ? Il zappe. Il zappe très vite. Ce qui est flagrant sur TikTok, Instagram, YouTube ou la télévision de l'Ancien Monde, peut parfaitement s'appliquer à la littérature. C'est encore plus vrai si vous publiez des textes sur une plateforme type Wattpad ou si vous tentez l'aventure de l'auto-publication sur Amazon.
Autrefois, il était fréquent de débuter une histoire en assommant le lecteur de descriptions géographiques, de descriptions du contexte social, géopolitique ou historique avant d'entrer dans le vif du sujet. Voici un exemple qui illustre bien ceci :
Madame Vauquier, née de Conflans, est une vieille femme qui, depuis quarante ans, tient à Paris une pension bourgeoise établie rue Neuve-Sainte Geneviève, entre le quartier latin et le faubourg Saint-Marceau — Honoré de Balzac, Le Père Goriot
Cette première phrase nous donne un personnage et un contexte, mais elle ne nous donne aucune indication sur le genre d'histoire qui va être raconté. Personnellement, en la lisant, je ne me demande pas ce qui va arriver ensuite. Je ne me sens pas du tout engagé.
Stanley Fish, universitaire et théoricien de la littérature américain renommé, a rapporté en 2007 dans un éditorial du New York Times l'expérience suivante : n'ayant que quelques minutes avant le décollage de son avion et n'ayant rien à lire, il décida de choisir un livre dans une librairie en ne lisant que la première phrase. Voici celle qui a gagné :
Joe Campbell, eleven years old at the time, began his descent into murder with a bus ride — Elizabeth George, What Came Before He Shot Her
Je ne sais pas vous, mais moi, elle me fait me poser des questions, elle me donne envie de lire la suite.
La sélection naturelle s'applique impitoyablement dans le monde littéraire et un début qui alpague est un facteur de survie majeur. Car si les lecteurs doivent déjà choisir dans une profusion d'œuvres, ils n'ont pourtant accès qu'à une infime fraction (- de 1%) des textes qui arrivent entre les mains des éditeurs. Ces derniers croulent sous les manuscrits et n'ont aucunement le temps de tous les lire. Ils doivent donc identifier le plus rapidement possible ceux qui sauront se faire une place dans les étals des libraires. Autant vous dire que l'incipit a une importance cruciale, tout comme une structure d'histoire qui marche.
Les Artisans de la Fiction (l'école d'écriture narrative que je fréquente, je vous en ai déjà parlé ?) ont filmé un tas d'interviews passionnantes d'éditeurs qui éclairent sur leur processus de sélection :
- Une interview de Florian Porceillon, éditeur à L’Oiseau Noir
- Une interview de Jeanne Guyon, éditrice chez Rivages/Noir
- Une interview de Caroline de Benedetti et Emeric Cloche, directeurs de la collection Fusion chez L'Atalante
Bref, ayant comme objectif personnel de faire publier quelque chose un jour, il me semble important de me pencher sur le sujet.
Les éléments clés d'un début qui accroche
Avant de me pencher spécifiquement sur le cas de la première phrase, je pense qu'il est intéressant de s'attaquer au début au sens large, j'entends par là, en gros, le premier chapitre.
Que doit-on mettre dans un premier chapitre pour engager le lecteur et maximiser les chances qu'il veuille lire la suite ? Gardez en tête qu'il n'y aura dans ce que je vais lister ici que des recommandations d'auteurs et non des vérités absolues. Le storytelling n'est pas une science exacte (probablement pour le mieux), et un auteur peut tout à fait choisir de mettre en place un début lent et très descriptif si cela convient à l'histoire qu'il veut écrire.
Voici les éléments principaux qui sont remontés régulièrement lors de mes recherches :
- Ne pas commencer avant le début de l'histoire : l'intrigue doit commencer à se dérouler dès le début, le premier domino doit tomber dès les premières phrases. Le lecteur doit se demander ce qu'il va arriver ensuite. Il ne faut donc pas commencer son histoire par de longues explications à propos du monde, du background, ou des personnages (comme dans le Père Goriot), au risque de perdre très vite l'intérêt du lecteur.
- De qui est-ce l'histoire : une histoire concerne un (ou plusieurs) personnage(s). Plus tôt le lecteur saura à qui il a affaire, plus tôt il pourra se connecter au personnage (et être victime de son empathie). Si le lecteur commence à s'intéresser à son sort, s’il commence à se demander que lui arrive-t-il ensuite ou pourquoi fait-il cela, alors c'est gagné.
- Quel est l'enjeu : On a un personnage et une intrigue, mais une histoire n'est prenante que lorsqu'il y a de l'enjeu pour notre protagoniste. Cet enjeu amènera le conflit. Que risque le personnage ? Sa vie ? Sa réputation ? Son amour propre ? Sans enjeu, pas de tension dramatique. Sans conflit, l'histoire n'avancera pas. Bref, sans enjeu et sans conflit, le texte risque fort d'être ennuyeux.
- Commencer avec du mouvement : il est recommandé (mais pas obligatoire) de mettre les personnages en mouvement dès les premières lignes. En ce sens, il est également possible commencer in media res, c'est-à-dire au milieu de l'action, sans préambule ni introduction. L'objectif est d'insuffler un effet d'entraînement, d'accentuer l'impression que l'histoire a déjà commencé à se dérouler. À contrario, une histoire qui commence par des explications ou des descriptions va imposer un rythme bien plus lent et potentiellement moins engageant.
- Annoncer le setting : il est également recommandé d'annoncer le setting le plus tôt possible et sans trop s'épancher. Quelques mots pour mettre en scène l'univers et le contexte où se déroule l'histoire. Sommes-nous dans un univers de science-fiction ? Alors, il faut montrer des vaisseaux spatiaux ou des gadgets technologiques. Sommes-nous dans un univers d'héroïc fantasy ? Où sont les épées, la magie et les bêtes fabuleuses ? Ces quelques mots aident le lecteur à avoir une idée de ce qui l'attend.
- Donner le ton : chaque histoire peut avoir un ton bien marqué (drôle, mélancolique, triste, violent...) et un style d'écriture bien particulier (on peut penser à la plume très caractérisée de Damasio ou de Jaworski par exemple). Le ton et le style de votre histoire doivent apparaître dès les premières phrases pour permettre au lecteur de savoir dans quoi il se lance.
Un début avec tous ces éléments annonce la couleur et plonge le lecteur dans le feu d'action, il lui donne un avant-goût de l'histoire dans laquelle il se plonge.
L'idée est de condenser toutes ces informations dans les premières phrases, et même, idéalement, dans la première phrase.
L'alchimie de la première phrase
Je pense que le terme d'alchimie représente bien la complexité de l'exercice. Un grand nombre d'ingrédients dont le dosage et l'ordre d'apparition peuvent changer drastiquement le résultat, ça colle.
La première phrase est le premier contact avec le lecteur, c'est la première opportunité d'avoir son attention. Elle doit lui donner envie de lire la suivante. Pour cela, elle devrait idéalement contenir toutes les informations énoncées précédemment. Évidemment, c'est plus facile à dire qu'à faire. Aucun plan de bataille ne survit au premier contact avec l'ennemi. Dans la réalité, vous ne rencontrerez jamais des phrases qui cochent toutes les cases.
Tous les livres et articles que j'ai consultés sur le sujet s'accordent cependant sur les grandes lignes. Il y a une règle principale qui revient systématiquement : la première phrase doit être intrigante. Mais pour obtenir une première phrase exceptionnelle, ce n'est pas suffisant. Une stratégie gagnante est de conjuguer phrase intrigante avec mise en avant d'un côté particulièrement attrayant de l'histoire qui va suivre.
Imaginez un texte avec un narrateur très présent dans l'histoire et avec une façon de parler et un ton particulièrement remarquables (un sens de l'humour, un côté nonchalant, absurde ou ténébreux) ? Voilà des exemples de premières lignes intrigantes mettant cet aspect en avant :
The story so far : In the beginning the Universe was created. This has made of a lot of people very angry and been widely regarded as a bad move — Douglas Adams, The Restaurant at the End of the Universe
Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas — Albert Camus, L'Étranger
Dans le cas d'une comédie, il faut introduire une dose d'humour dans la première phrase, le même type d'humour qui sera présent dans la suite du texte, comme dans cet exemple :
Sam Vimes sighed when he heard the scream, but he finished shaving before he did anything about it — Terry Pratchett, Night Watch
Dans le cas d'une histoire dont la particularité est de mettre en scène un personnage avec des attributs hors du commun, en donner un avant-goût le plus tôt possible fonctionne bien. Exemple :
I am an invisible man — Ralph Ellison, Invisible Man
Si le texte se déroule dans un univers de fantasy ou de science-fiction, mettre cet univers en valeur dès les premières lignes peut être efficace (et ravira sûrement les lecteurs du genre). Voici deux exemples célèbres :
In a hole in the ground there lived a hobbit — JRR Tolkien, The Hobbit
The sky above the port was the color of television, tuned to a dead channel — William Gibson, Neuromancer
S’il s'agit d'une histoire tragique mettant en scène un personnage arraché à la paix de la plus terrible des manières, l'annoncer dès le début peut faire son effet. Exemple :
I would have lived in peace. But my enemies brought me war — Pierce Brown, Red Rising
Bref, j'espère que vous avez saisi la formule :
phrase intrigante + caractéristique attrayante = envie de lire.
Si vous voulez voir plus de premières lignes qui ont marqué les mémoires, je vous invite à aller jeter un œil ici 👇

Mise en pratique
Okay, nous voilà à la dernière partie de ce billet. L'objectif ? Appliquer la formule à mon projet en cours. Mais commençons par un petit rappel des éléments "clés" de ma scène initiale :
- Objectif : L’objectif d’Edvin est de profiter de sa journée sans s’attirer d’ennui.
- Conflit : Éviter les problèmes (les gangs, les reproches des voisins sur le fait qu’il n’aide pas sa mère, éviter la frontière de la zone active, les drones de surveillance).
- Désastre : En rentrant, il découvre sa mère très affaiblie et incapable de travailler.
Les grandes lignes de la première partie sont les suivantes : la mère d'Edvin commence à être malade. Edvin se met donc à chercher un job pour qu'elle puisse se reposer, mais il ne se presse pas. Il finit par trouver le job qui peut tout changer, mais hésite à l'accepter. C'est en trouvant sa mère inconsciente en revenant chez lui qu'il prendra sa décision.
Je vous renvoie vers mes billets sur la structure scène/séquelle si vous voulez en savoir plus à ce propos et sur les travaux préparatoires de ma nouvelle si vous voulez tous les détails.


Tâchons ensuite d'identifier la "caractéristique attrayante" du projet. Je pense que le truc le plus remarquable est l'univers : un Néo Paris dystopique / cyberpunk. Je pourrais également essayer de mettre en avant le côté désinvolte du personnage principal, Edvin, mais je ne suis pas sûr que ce soit assez marqué. À voir.
Enfin, analysons la première phrase (ne jugez pas, c'est une première phrase de premier jet, écrite d'une traite sans itérations) :
Lorsqu'Edvin entra dans l'appartement que lui et sa mère occupaient dans la zone morte, il tomba sur cette dernière, pâle et affalée sur sa chaise, une batterie lithium-ion à moitié désossée devant elle.
On retrouve dans cette phrase des éléments de la liste précédente :
- Introduction des personnages, Edvin le protagoniste et sa mère. Un peu de contexte avec le fait qu'il habite ensemble.
- Un peu d'enjeux, avec sa mère qui semble malade. On peut imaginer que la suite de l'histoire va tourner autour de ça (c'est le cas du premier tiers).
- Le terme de zone morte et la présence batterie lithium-ion désossé qui sont des références à l'univers de Néo Paris.
La stratégie de cette première phrase était de commencer par le "désastre" de la scène, c'est-à-dire quand Edvin rentre chez lui et découvre sa mère extrêmement affaiblie, puis de décrire la journée qui l'avait précédée, passée à traîner avec ses amis. Mais je ne suis pas du tout satisfait du résultat. La phrase est trop longue et je n'ai pas l'impression qu'elle est intrigante (avis très subjectif).
En rentrant chez lui, Edvin crut que le poison qui saturait les sols et l'air de la zone morte était sur le point de faire une nouvelle victime : sa mère.
C'est une version plus condensée qui apporte à peu près les mêmes éléments. Mais ce n'est toujours pas ça et cela me fait reconsidérer la stratégie "commencer par le désastre". Le problème est qu'une scène ultérieure aura plus ou moins le même désastre, alors qu'il hésite à accepter le job qui peut tout changer, Edvin rentrera chez lui pour découvrir sa mère inconsciente, ce qui le poussera à accepter. Je ne pense pas que cette répétition serve l'histoire.
Arrive donc ma nouvelle stratégie : une introduction non plus centrée sur la santé de la mère d'Edvin, mais plus sur lui, son mode de vie et ses aspirations. Edvin repère quelques signes annonciateurs du malheur à venir, mais sans y porter trop d'attention ni sans changer ses habitudes.
J'en profite pour introduire quelques changements au niveau du personnage : au début, il était censé être un traceur (quelqu'un qui fait du parkour), mais ces caractéristiques n'étaient utiles que dans le premier quart de l'histoire. Désormais, ce sera un hacker du dimanche et cela servira jusqu'à la fin. Je détaillerai toutes ces mutations dans un prochain billet à propos des travaux préparatoires de mon second jet.
Bref, voilà la première phrase qui a émergé de ces nouveaux éléments :
Mes doigts volaient sur le clavier du vieux cyberdeck rafistolé au ruban adhésif alors que l’un des drones qui patrouillaient le long de la frontière entre la zone active et la zone morte s’approchait inexorablement.
(Vous avez peut-être remarqué un changement de point de vue. Je compte tenter le second jet à la première personne.)
La nouvelle phrase nous met tout de suite dans l'action. Il y a du mouvement et un peu de tension (on ne connaît pas encore l'enjeu, mais on peut deviner que, si le protagoniste se fait repérer par le drone, il risque d'avoir des problèmes). Le vieux cyberdeck rafistolé au ruban adhésif annonce le setup cyberpunk et le drone donne un peu de modernité au genre. La partie zone active / zone morte est un peu lourde, peut être que le remplacer par une indication géographique nommée serait plus intéressant.
Mes doigts volaient sur le clavier du vieux cyberdeck rafistolé au ruban adhésif alors qu'un des drones qui patrouillaient le long des murs du secteur industriel Sausseron s’approchait.
La partie "le long des murs du secteur..." est encore un trop long et sinueux.
La skyline du secteur industriel Sausseron découpait l'horizon. Mes doigts volaient sur le clavier d'un vieux cyberdeck rafistolé au ruban adhésif, et un drone de surveillance fonçait droit sur moi.
Nouvelle variante. Bon techniquement c'est deux phrases, mais on va dire qu'elles ne comptent que pour une. J'aime bien la tension crescendo et je pense qu'on se retrouve bien dans du cyberpunk. En tout cas, c'est la dernière version en date. Mais cette première phrase va très certainement évoluer à nouveau. Dites-moi ce que vous en pensez, j'ai besoin d'avis extérieurs. Êtes-vous intrigué ? Est-ce que ça vous donne envie de lire la suite ?
Épilogue
L'écriture de cet article a été longue et compliquée. J'espère ne pas avoir raconté trop de bêtises, mais encore une fois, n'oubliez pas que ce sont des outils et non des vérités absolues. Si vous souhaitez appronfir le sujet, je vous recommande la lecture de Wired for Story de Lisa Cron et Structuring your Novel de K.M. Weiland.
J'ai déjà teasé la suite : mon prochain billet sera sur les travaux préparatoires de mon deuxième jet et il ne devrait pas trop tarder à arriver (enfin, j'espère).
Si vous êtes encore là, merci de m'avoir lu 😊 et si ce n'est pas déjà fait n'hésitez pas à vous inscrire à la newsletter ! Et si vous avez une première phrase qui vous a marqué, partagez-la en commentaire !
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